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Si jamais je refaisais le Monde, J’aviverais le rire et la douleur.

(Chant du Grand Modeleur.)

 

Le Congrès des Animaux, où l’on grognait et glapissait,

S’imposa à ses Frères Supérieurs. (Cela fait partie des choses qu’on ne peut empêcher mais les délégués s’entredévorèrent.)

(L’Écho-logiste.)

 

Plusieurs jours et plusieurs nuits des plus intéressants suivirent. La plupart des choses intéressantes tournaient autour de ce fossé boisé ou ravin qui courait derrière la maison de Barnaby Sheen, entre sa propriété et celle de Cris Benedetti.

Le Congrès attira un certain nombre de gens. Certains étaient des officiels, d’autres des quasi-officiels, d’autres encore n’avaient rien d’officiel du tout. Mais ils ne virent pas tous la même chose : chacun voit les choses à sa façon. Certaines personnes virent que le fossé était rempli d’animaux. D’autres ne virent rien d’inhabituel, rien qu’un simple ravin pollué qui aurait dû être assaini ou comblé. Je parvenais à voir la plupart des créatures, mais il faut dire que je m’étais entraîné avec Austro, Chiara Benedetti et Mary Mondo.

Barnaby avait commandé deux cents balles de foin. Puis, quelques pains de sel de vingt-deux kilos chacun ; une grande quantité de sels minéraux en granulés ; quelque cinquante kilos de graines et autant d’aliments en boîte pour chat et pour chien.

« Voilà qui devrait pourvoir aux besoins de chacun, dit-il, sans avoir l’air convaincu. Cela devrait contenter les herbivores et les carnivores, le troupeau terrestre et les oiseaux du ciel, les… oh ! j’ai oublié. » Il commanda alors une autre cinquantaine de kilos d’aliments pour poisson. Ce genre de truc coûte très cher, surtout quand on le déverse droit dans de l’eau qui, bien que claire et limpide parfois, semble, à d’autres occasions, boueuse et putride.

Il y eut des ricanements, il y eut de gros rires, à portée d’oreille, il y eut des rires d’animaux. Cinglants. Des rires pleins de crocs.

« Je m’efforce de me montrer accueillant, à grands frais, envers des hôtes que je ne connais pas et que je n’ai pas invités, commenta Barnaby tristement. Et on se rit de moi. Maudites bêtes ! Vous grognez après moi ? Je vous montrerai ce que c’est que de grogner vraiment ! »

Mais nous savions tous que les aliments en boîte étaient inacceptables, que cela avait été une erreur. Personne n’a envie de manger ça. Sauf les chiens et les chats domestiques. Et les chiens et les chats domestiques étaient en train de disparaître dans l’estomac d’animaux plus gros et plus sauvages. Ce que Barnaby avait commandé pour nourrir les poissons n’était pas plus acceptable. Vous n’avez jamais entendu un poisson rire sous cape ?

Le fossé semblait, parfois, beaucoup plus grand qu’il ne pouvait l’être matériellement. Le terrain ne mesurait pas plus de deux cents mètres de long sur cent mètres de large. Le fossé ou ravin qui serpentait au milieu, entre les deux propriétés, atteignait rarement plus de neuf mètres de large et deux mètres de profondeur. Or, à présent, il semblait beaucoup plus grand, comme s’il était surimposé sur une surface plus grande ou, plus probablement, comme s’il s’étendait sous terre et brillait à travers. Il occupait un espace qui venait d’ailleurs. Des perspectives inexplicables s’ouvraient…

« … des perspectives et des perspectives et des terres vert-de-gris

« créées par mes vrais yeux, modelées par mes mains. »

D’où venaient ces paroles qui flottaient dans l’air, sans retenue ? Oh ! elles étaient issues en partie d’un puma roux qui, sans retenue, finissait d’avaler un chien. En partie d’un glouton, cet animal sauvage et diabolique. En partie d’un taureau cornu d’une taille peu commune et, en partie, d’un serpent vautré dans l’herbe. Austro trempait également là-dedans, mains et mufle. Ainsi que l’homme aux graines et un étranger. Mais leur forme verbale était due surtout à Chiara Benedetti, qui vibrait tout entière au milieu de la clairière obscure, là, chantant silencieusement, dégageant des vagues lumineuses de tout son corps et des étincelles de ses orteils et de ses oreilles. Oh ! oui, elle vibrait, tout animée d’esprit animal ! Et les créatures se maintenaient en vie mutuellement de toute leur attention et de tous leurs sens.

Il suffit de sept personnes pour créer ou prolonger l’existence d’une scène des plus vivantes, par le simple pouvoir de leurs yeux ou de leur esprit.

C’est du moins un philosophe grec qui le dit. Et Charles Harness a laissé entendre à peu près la même chose.

Mais on ne peut créer la réalité de cette façon ! Ou bien le peut-on ? Les scènes les plus réelles sont précisément celles qui sont créées ou prolongées par les yeux et par l’esprit. Il faut avouer que la quantité l’emporte souvent sur la qualité dans ce domaine.

Eh bien, l’œil le plus myope pouvait maintenant voir qu’il y avait d’étranges animaux se prélassant autour du fossé. Il y avait, par exemple, un bœuf aux yeux brillants en train de ruminer. Que pouvait-il bien faire là ? Il y avait aussi un couple de chevaux ombrageux. Il y avait un chevreuil. Et il y avait d’autres formes qu’on aurait pu prendre pour des animaux ou bien des souches ou des troncs d’arbres.

Et ce bison éructant ? Il avait dû s’échapper du Blue Hills Ranch : ce sont les seuls qui ont des bisons. Ils essaient de les croiser avec du bétail pour conserver certaines qualités, mais ils n’obtiennent la plupart du temps que des hybrides stériles. Et ce poisson qui, telle une flèche, bondit à près d’un mètre de hauteur et sur trois mètres de long ? Comment un poisson peut-il faire un bond de près d’un mètre au-dessus d’eaux qui n’atteignent pas vingt-cinq centimètres de profondeur ?

« Vous ne vous êtes pas débarrassé de cet anarchiste, Mr. Sheen », se plaignait Mrs. Bagby, tandis qu’Austro traînait ses guêtres partout, un grand sourire aux lèvres, et gribouillait des dessins dans un grand carnet. « Je suis persuadée qu’il provoque ces étranges scènes par son simple regard et ses dessins, ajouta-t-elle.

— C’est la marque d’un grand artiste, Mrs. Bagby, commenta Barnaby.

— Mais il est impoli et le portrait qu’il a fait de moi est grossier, se plaignit-elle.

— Montre-le-moi », ordonna Barnaby à Austro.

Ce dernier apporta son carnet et montra le portrait d’un air mi-malicieux, mi-honteux. Nous le regardâmes. On voyait une sorcière à cheval sur un balai incroyablement usé qui venait juste de tomber en panne. Quelques paroles étaient inscrites dans une bulle mais comme elles étaient traduites dans le langage d’Austro, on ne pouvait pas les lire.

« Comment savez-vous que cela vous représente, Mrs. Bagby ? demanda Barnaby.

— Oh ! je le sais, je le sais. Regardez ce sourire d’anarchiste !

— Si seulement je pouvais lire les mots que tu as inscrits dans la bulle, Austro, souhaita Barnaby à voix haute. Que peut bien dire la sorcière quand son balai tombe en panne ?

— C’est écrit : C’est la goutte qui fait déborder le vase », dit Chiara Benedetti, en regardant le dessin. Ainsi, Chiara savait interpréter les gribouillages d’Austro.

« Austro s’exprime et écrit dans un langage intuitif, dis-je. Quelques personnes seulement peuvent le comprendre. Et on ne peut l’enseigner à personne.

— Oh ! tais-toi, Laff ! » grogna Barnaby. Il était trop intelligent pour le croire, même si c’était vrai.

« En réalité, les dessins d’Austro et les choses inscrites dans les bulles représentent les minutes des sessions de la Chambre Élargie, commenta l’homme aux graines, qui passait.

— Ah ! est-ce que l’éructation du bison, telle qu’on la voit dans la bulle de ce dessin, fait partie de ce qui se dit à la séance ? voulut savoir Barnaby.

— Oh ! oui, naturellement, répondit l’homme aux graines. Le bison est l’un des orateurs les plus respectés ici. »

Barnaby rendit le grand carnet à dessin à-Austro, qui se mit une fois de plus à dessiner furieusement les événements de la séance, les ébrouements, les grognements, les rugissements. La concorde ne régnait pas toujours, mais le lapin se tenait tout de même à côté du chat sauvage et on ne pouvait nier qu’il y eût une tentative de discussion vraie. Le chat sauvage fit une déclaration et Austro l’enregistra. Puis ce fut le tour du lapin. C’était exactement l’antithèse de ce que venait de dire le chat sauvage. Alors, le chat sauvage mangea le lapin. C’était la synthèse. Eh bien, comment se passent les discussions dans votre propre Congrès ? Austro notait scrupuleusement le tout.

« La réalité, dit Harry O’Donovan avec une lueur irréelle dans les yeux, doit rester subjective pour chaque individu, même si la Foi et les Érudits prétendent qu’il existe une réalité objective. Nous avons joué par exemple, Cris, avec ta fille Chiara à « si c’était un animal » cet après-midi et pendant un moment, j’ai partagé une réalité subjective qu’elle avait créée. Je jouais souvent à « si c’était un animal » quand j’étais petit.

Je ne me souviens pas d’avoir jamais joué à « si c’était un animal », Harry, et j’étais pourtant petit en même temps que toi.

J’étais une poule mouillée. Je jouais avec mes sœurs », expliqua Harry O’Donovan.

C’était sans doute le deuxième soir que se tenait le Congrès des Créatures ; ou bien c’était après qu’on eut commencé à jouer à « si c’était un animal » (cela dépend du point de vue où l’on se place). Nous nous étions rassemblés dans le bureau de Barnaby Sheen une fois de plus en vue de quelques plaisantes libations et conversations nocturnes. Ou peut-être que la Chambre Haute était en réunion (cela dépend du point de vue où l’on se place).

« C’est un jeu très sophistiqué pour des enfants, expliqua Harry O’Donovan. Mais, paradoxalement, il est presque inaccessible aux adultes et encore plus aux adultes sophistiqués. Ce jeu est basé sur l’autohypnose et l’hypnose de groupe. Il s’agit de voir un animal ou un groupe d’animaux à partir d’un rocher, un arbre ou un buisson. Une forme ressemble toujours à quelque chose. Il n’est pas de forme si pauvre qu’elle ne puisse contenir deux points de vue ou plus. Quand ton gamin, Barney, dessine ces formes dans son carnet, et que tu les regardes, puis que tu regardes son dessin, tu vois la forme s’animer et prendre l’aspect d’un animal. Cela suffit à te faire dresser les cheveux sur la tête, à te faire voir des bêtes sauvages, farouches, voraces à moins de deux mètres de toi, à te faire sentir leur chaleur animale, portée par la brise sauvage, à te faire sentir…

— le crottin, interrompit Barnaby. Il y a tant de choses qu’on peut faire avec du crottin. C’est un élément tout à fait nécessaire, comme Mary Mondo nous l’a fait remarquer. Et comme je l’ai fait moi-même remarquer, on le néglige trop souvent, on le déverse dans les égouts, au péril de nos vies. Ce ne sont pas les déchets qui sont à l’origine de la pollution, c’est le fait de les exclure du cycle. Mais poursuis donc, Harry.

— … sentir l’odeur âcre de leurs fourrures, de leurs poils, l’haleine verte des herbivores et l’haleine rouge des mangeurs d’homme (Qui parle de l’odeur du crottin, Barnaby ? Le crottin n’a pas vraiment d’odeur lorsque les animaux ne sont pas enfermés ou entassés les uns sur les autres) ; à vous faire entendre le claquement de leurs crocs et le rugissement de leurs entrailles ! Ta fille Chiara, Cris, excelle à ce jeu, avec son imagination débordante. Elle a commis une faute cet après-midi, cependant…

— Et laquelle, Harry ? demanda Cris Benedetti.

— Le lynx. Elle l’a un peu raté lorsqu’elle en a créé l’illusion. Elle a oublié que les pattes étaient énormes en comparaison de son corps ; elle a également oublié les oreilles touffues et elle lui a fait une queue trop longue et trop fournie.

— Il n’y a pas de lynx dans les environs, intervint Drakos. Vous avez peut-être vu le lynx du zoo de Mohawk, mais c’est en fait un simple chat sauvage, de cette région. (Il y en a beaucoup dans les environs. Mais il faut avoir une vue perçante pour les apercevoir et vous ne l’avez pas.) Elle n’a pas fait d’erreur. Austro non plus.

— Tu t’es laissé entraîner aussi dans ce jeu, George ? demanda Harry.

— Non. Je ne le connais pas. Mais Austro m’a montré un dessin qu’il a fait d’un chat sauvage, pas d’un lynx. Et aujourd’hui, Chiara, quand je l’observais, avait des yeux de chat sauvage, pas de lynx.

— Les animaux imaginaires ou créés par hypnose de groupe doivent manger un tas de foin, dit Barnaby Sheen. Je viens de recevoir quelques factures dans le courrier du matin. Je n’y comprends rien. Elles proviennent de plusieurs firmes différentes mais elles portent toutes clairement ma signature. Je me demande ce qui m’a pris de commander des graines et des blocs de sel, du foin et des sels minéraux en granulés, des boîtes de conserve pour les chats et les chiens ? Et de la nourriture pour poisson en quantité ? Je n’en ai certainement pas l’habitude. Tout cela est bien étrange. »

Loretta Sheen s’assit, cligna de l’œil (et quelques grains de son s’échappèrent de sa paupière) puis se recoucha. « Si c’était un animal », ah ! oui. Il vaudrait mieux jouer à « si c’était un homme ». On court toujours le danger de s’autohypnotiser quand on se trouve dans la même pièce que cette poupée grandeur nature.

« Depuis ces derniers jours, j’ai le sentiment que des empires invisibles s’interpénètrent, comme s’ils avaient des racines communes dans un sol commun. Cela me rappelle une parabole, quelque part dans Chesterton. Il s’agit d’une pauvre petite mauvaise herbe dans le désert. Un jeune garçon l’aperçoit et essaie de la déraciner. Mais la mauvaise herbe se montre très résistante malgré sa taille. En tirant dessus, il provoque l’effondrement de tout ce qui est alentour. Puis des vergers plus lointains s’engloutissent dans le sol sous ses efforts, car ils sont tous reliés à cette plante. Puis ce sont des vignes entières qui disparaissent, et des oliveraies. Des prairies, des potagers, des champs de blé s’enfoncent dans la terre, laissant place à la désolation. Et puis des barrages, des digues s’écroulent, et on ne voit plus que des marécages d’eau putride. Les canaux et les rivières s’abîment dans des crevasses. Les maisons tremblent, se craquellent et s’effondrent. La terre frémit, les montagnes s’écroulent et des incendies dévastateurs s’allument un peu partout.

« Le garçon comprend alors que la plante qu’il cherche à déraciner n’est pas une mauvaise herbe. C’est une plante noble au contraire, qui porte pour nom la vérité-depuis-le-commencement. Lorsque le garçon cesse de tirer dessus, le monde se remet en place. Mais de temps à autre, quelqu’un d’autre cherche à déraciner la plante, croyant que c’est une mauvaise herbe. Et le monde suffoque, s’empoisonne ; tout va de travers encore une fois. Eh bien, je crois que quelqu’un est en train de tirer sur cette petite plante en ce moment.

— Il me semble en effet avoir lu quelque chose de ce genre dans Chesterton, dit Drakos, mais ce n’est pas exactement comme ça qu’il a raconté l’histoire.

— En fait, je ne l’ai pas lue. C’est ma fille Chiara qui l’a lue et me l’a racontée. Elle en était tout excitée. Loin de falsifier les choses, lorsqu’elle les change, elle les rend plus vraies. Je dirais qu’elle les vérifie, si vérifier n’avait pas pris un autre sens. Barnaby, pourquoi ne ferions-nous pas quelque chose pour cet égout dégoûtant qui court entre nos deux propriétés ?

— Oui, pourquoi ne feriez-vous pas quelque chose ? demanda Harry O’Donovan. La pollution commence chez soi : chez toi, Barney, et chez Benedetti. Pas chez moi. L’eau de ce fossé est nauséabonde et putride et les berges sont jonchées de détritus. Je le sens d’ici.

— Je fais quelque chose, répondit Barnaby. J’y pense.

— Et le fait d’y penser va le transformer en un clair ruisseau ? dit O’Donovan, sa voix haut perchée pleine d’ironie.

— Je ne sais pas, confessa Barnaby d’un air lugubre. Je crois quand même que le fait d’y penser constitue un premier pas, oui. Peut-être est-il autre chose à d’autres yeux. Un castor avec lequel je parlais aujourd’hui m’a proposé quelques bonnes idées pour l’assainir. Il m’a montré, ou quelqu’un m’a montré, ce qu’on pourrait en faire : un agréable petit ruisseau se perdant dans un étang clair et herbu pour sortir en cascade par-dessus une digue qui servirait par ailleurs d’habitat au castor. J’ai vu des berges à l’herbe luxuriante, des arbres et des buissons en pleine santé. Il m’a également rappelé (ce que j’avais un peu oublié) que chaque ruisseau, étang, digue, cascade, arbre, buisson, possédait son esprit, qu’on appelait nymphe, à l’époque de la personnification.

« Mais qu’est-ce que je raconte ? » Barnaby leva la tête, inquiet. « Je suis fou ou quoi ? Je n’ai jamais parlé à un castor de ma vie. Mon cerveau déraille. Et puis, dites, est-ce que quelqu’un sait pourquoi j’ai signé une commande de deux cents balles de foin ? Qu’est-ce que je pourrais bien faire avec du foin ? Qu’est-ce que j’ai bien pu croire que je signais là ? Et où se trouve ce foin maintenant, si foin il y a ? »

Barnaby avala une gorgée de son verre. Mary Mondo, ce fantôme fantomatique, venait juste d’y verser quelque chose. Ce que Barnaby n’avait pas remarqué. Il bâilla, puis hocha la tête. Il avait sommeil.

L’homme aux graines entra dans le bureau. Suivi d’Austro. Austro était entré par la porte. Mais pas l’homme aux graines.